Deux cités nouvelles voulues par Rome : Apt et Orange
Les aqueducs l'acheminent jusqu'au centre des villes suivant un écoulement gravitaire lui conférant la pression nécessaire pour alimenter les fontaines et les bassins ",expose Jean-Marc Mignon. Mais le développement de Cavaillon s'interrompt ensuite. Réticente à la romanisation, la riche cité marchande sera délaissée par l'Empire qui va donner toute la mesure de sa magnificence aux deux cités nouvelles voulues par Rome :Apt et Orange. Succédant à Jules César, quelques temps après son assassinat en 44 avant notre ère, Auguste (qui règne de 27avant notre ère à 14 de notre ère) engage une politique d'urbanisation spectaculaire des provinces gauloises(Narbonnaise, Lyonnaise, Belgique et Aquitaine). Des moyens colossaux sont déployés pour les couvrir d'édifices monumentaux glorifiant l'Empire et l'Empereur, quitte à remodeler au besoin les éléments naturels. Pour Orange, fondée aux environs de 30 av. J.-C., on détourne une partie d'un cours d'eau afin de déployer la cité au pied de la colline Saint-Eutrope, rabotée au passage pour y encastrer le théâtre et le sanctuaire du forum. Les recherches archéologiques y occuperont à elles seules les 15 premières années d'existence du Service départemental, tenu de suivre le rythme de la municipalité qui multiplie alors les grands projets urbains. " Au début, il y avait peu de moyens, se remémore Jean-Marc Mignon, l'argent débloqué en fin d'année nous imposait de fouiller au pire moment. J'ai connu quatre mois de campagne de fouilles à gérer la pluie, la neige et parfois le gel. On avait peu de temps pour exploiter scientifiquement nos découvertes, c'était vraiment une archéologie de sauvetage. " L'urgence commande et si l'on parvient à suivre le rythme effréné, c'est grâce aux bras des bénévoles ou des ouvriers sans qualification embauchés en renfort. Compagne de route du Service d'archéologie depuis 35 ans, Romaine Iscariot (décédée en 2021), enseignante de L'Isle-sur la-Sorgue, conservait un souvenir pittoresque de ces premières campagnes : " Lors du creusement du parking du cours Pourtoules, il pleuvait sans cesse. La Meyne gonflait et le chantier était gorgé d'eau. On sortait delà couverts de boue mais c'était très fraternel entre les fouilleurs. On était logé à l'ancienne gendarmerie, on mangeait ensemble sous les platanes, on dormait comme on pouvait, ça avait un certain charme. "
Des milliers de mètres carrés sont alors fouillés, dessinant les contours de l'ancienne cité. Ceinte de 3,5 km de fortifications, davantage conçues pour impressionner que pour protéger, Arausio (le nom antique d'Orange évoquant les vétérans de la seconde légion gallique auxquels furent distribués les lots de la colonie) est traversée par deux grandes rues perpendiculaires et se compose d'îlots de constructions à l'architecture soignée. Un aqueduc alimente une série de 12 fontaines au cœur du majestueux forum qui se développe à l'ouest du théâtre dont le flanc oriental est bordé d'un quartier résidentiel où l'on a exhumé les vestiges de plus de25 maisons avec leur décor, fresques et mosaïques, et de très nombreux objets domestiques, lors de fouilles conduites sous le cours Pourtoules et dans le quartier de l'Hôpital. À l'ouest de la ville, un amphithéâtre accueillait combats de gladiateurs et chasses à proximité d'une riche résidence construite hors les murs, au quartier actuel de La Brunette.
C'est plus au nord, dans le prolongement de l'Arc, que les Orangeois du Ier siècle rendent hommage à leurs défunts dans des mausolées construits de part et d'autre de la Via Agrippa. Ils y déposent des lampes à huile pour les éclairer dans l'au-delà, des offrandes alimentaires dans des assiettes en céramique ainsi que des parfums et huiles dans de petits vases balsamaires. Dans cette nécropole fouillée dès 1998 sous l'actuel quartier de Fourches-Vieilles, un masque acrotère d'Hercule coiffé de la dépouille du lion de Némée, sculpté dans un bloc de pierre, est arraché à la terre lors d'une nouvelle campagne de fouilles en février 2019. D'une réalisation remarquable, il devait orner la partie supérieure d'un mausolée. Pommettes saillantes, paupières épaisses, sourcils marqués et bouche grande ouverte, le visage saisissant semble pousser un cri.
À l'autre extrémité du département, les colons engagent des travaux de terrassement titanesques pour la fondation d'Apta Julia (Apt). Jules César lui-même l'avait voulue comme un verrou stratégique le long de la voie Domitienne, dans un étroit défilé au débouché des Alpes surplombant la vallée. " Les architectes romains s'appuient sur une petite assiette géologique pour crée run endiguement impressionnant qu'ils vont remplir pendant des années et niveler afin de disposer d'une vaste esplanade pour ériger le centre monumental ", note Patrick de Michèle qui durant ces 20 dernières année sa exploré régulièrement les sous-sols de la ville moderne. De cave en cave, l'archéologue creuse, recoupe, cherche les symétries et les alignements pour recomposer le plan de la ville antique " comme un puzzle à l'envers dont on analyse les pièces connues pour essayer de déduire ce qui se trouve ailleurs ". Il finit par situer l'emprise exacte du théâtre, en particulier de la scène, et définit les modalités de sa construction. L'édifice de spectacle est fondé sur une large platée en béton de chaux, d'un diamètre d'environ 90 m, pouvant accueillir entre 5 000 et 6 000 spectateurs. En août 2005, sa progression souterraine le long de l'ancienne galerie du rideau de scène bute sur une paroi. L'obstacle semble infranchissable jusqu'à cet après-midi où sa fille, descendue chercher une lampe qu'il avait oubliée, ressent un courant d'air. " J'y vais à mon tour et je décèle une fissure. La paroi n'était en fait qu'un comblement de terre qui avait fini par sécher. Je donne un coup d'épaule et il cède. J'avance à tâtons et là, j'aperçois une statue de Dyonisos. Il gisait au sol, on aurait dit qu'il m'attendait. " C'est une de ces découvertes majeures comme les carrières d'archéologues en comptent peu. Quelques mètres plus loin apparaît un personnage féminin en drapé, vraisemblablement une prêtresse chargée du culte impérial, enchâssée comme une vulgaire poutre en travers de la galerie. Le lendemain, dans le même boyau, Patrick de Michèle déterre la troisième statue, un buste du dieu Pan en marbre, calé le long du mur de la fosse. " À ce moment-là, on ressent une émotion puissante, décrit-il, et en même temps, on mesure que c'est un travail considérable qui nous attend pour étudier et analyser sa découverte avec la plus grande précision possible ". Dionysos, la prêtresse, le dieu Pan,ce trio exceptionnel ornait jadis la scène du grand théâtre.
Comme Vasio (Vaison-la-Romaine)et Avenio (Avignon), AptaJulia sera honorée d'une visite de l'empereur Hadrien, en 121/122,alors qu'il fait route depuis Romevers le nord de l'Angleterre. Il va y lancer la construction de l'immense mur qui porte son nom et doit protéger la frontière septentrionale de l'Empire des incursions des Pictes d'Écosse. Au cours d'une partie de chasse dans les environs, son cheval meurt. L'empereur, c'était son habitude, fera pour sa fière monture bâtir un mausolée, et on chantera ses louanges sur une plaque de marbre retrouvée dans le quartier des Tourrettes. Mais dès le IIIe siècle de notre ère, l'Empire romain décline, l'insécurité s'installe et les villes se dépeuplent. La religion du Dieu unique commence à faire de l'ombre aux divinités païennes et, très tôt, des églises apparaissent à Avignon, Vaison-la-Romaine et Apt. En 2016, les restes d'un édifice superbement construit et de ses dépendances ,observés sur une vingtaine de mètres, sont dégagés sous la place Carnot d'Apt. Érigé aux alentours de 290 sur la scène de l'ancien théâtre, ce lieu de culte paléochrétien atteste de la présence précoce de communautés chrétiennes dans la région, plus de 20 ans avant la reconnaissance de la nouvelle religion par Constantin, en 313. Cette émergence annonce la fin de l'Antiquité et l'entrée dans le haut Moyen Âge, longue période de gestation d'une nouvelle forme de société.
Visuel haut de page : Vue d’Apt (Apta Julia) resituant le théâtre antique, presque entièrement disparu, par rapport à la cathédrale Sainte-Anne. - © Jean-Marie Gassend (IRAA/CNRS) et Patrick de Michèle (SADV)